lundi 13 septembre 2010

Une approche intéressante du nomadisme par Henriette Asséo


"Le nomadisme sans frontière est un mythe politique", selon l'historienne Henriette Asséo
LE MONDE - 04.09.10 | 16h57 •

Depuis la fin du Moyen Age, l'histoire des Tziganes se confond avec celle des nations européennes où ils vivent, explique l'historienne Henriette Asséo, professeure à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

Tziganes, Roms, Manouches, gens du voyage… On se perd dans les dénominations. Pourquoi cette diversité ?

Chaque Etat a incorporé à sa langue nationale une terminologie pour qualifier "ses" Tziganes. En France, depuis le XVIe siècle, avant que ne se généralise l'expression "gens du voyage", le terme habituel était "Bohémien" et le mot savant, forgé par les philologues du XIXe siècle, "Tzigane". Les Anglais parlent de Gypsies, les Espagnols de Gitanos, les Italiens de Zingari. Dans l'Empire des Habsbourg, le vocable allemand Zigeuner l'a emporté sur tous les autres.

Après 1860, les Etats d'Europe centrale et les Balkans ont, à leur tour, nationalisé leurs populations tziganes sous les termes tchèque de Cikan, hongrois de Cigany, etc. Dans les provinces historiques de Roumanie – la Moldavie et la Valachie –, gouvernées par des princes chrétiens sous domination ottomane, les Tziganes, esclaves jusqu'en 1857, étaient appelés Tsigani. A chaque terme employé correspond ainsi une réalité historique ancienne et diverse.

Pourquoi certaines dénominations ont-elles une connotation péjorative ?

En Europe, dans les années 1907-1910, des "politiques tziganes" répressives, adoptées quasi simultanément dans chaque pays, créent des statuts collectifs d'enregistrement. La terminologie devient dépréciative. A la diversité anthropologique antérieure succède une unification administrative des termes. En France, par la loi de 1912 – celle qui institue le carnet anthropométrique –, tous les Français enregistrés sous le "régime des nomades", qu'ils aient été ou non des Tziganes au sens culturel du terme, deviennent des Romanichels ou des "vagabonds ethniques". C'est à partir de 1969 que s'impose l'expression "gens du voyage", toujours en vigueur.

Le terme "Rom" semble l'emporter sur tous les autres. Pourquoi ?

Dans les années 1970, les intellectuels de l'Union romani, issus du bloc soviétique, ont créé un mouvement politique international. Ils ont choisi le terme générique "Rom" pour désigner toutes les communautés tziganes d'Europe. Après la chute du mur de Berlin en 1989, les institutions européennes ont forgé une sorte de novlangue autour des Roms. Combien de fois avons-nous pu lire que les dix millions de Roms actuels forment la plus importante "minorité transnationale" d'Europe ?

On voit comment l'instrumentalisation des termes forge un mythe politique : celui d'un nomadisme tzigane sans frontière. Cela contribue à la "déterritorialité" historique. Pourtant, 80 % des Tziganes n'ont jamais bougé depuis le XVIe siècle.

Si ce n'est pas le nomadisme, qu'est-ce qui fédère les différents groupes ?

On touche au paradoxe tzigane essentiel : comment une culture dotée d'une langue, de traditions familiales, d'une cosmogonie a-t-elle pu perdurer sans le support de traditions savantes ? La langue, le romani, est jusqu'à nos jours au cœur de la structuration anthropologique, même dans les familles où elle n'est plus d'usage vernaculaire. Un tchatcho rom (un "vrai Rom") parlera de son monde, de ses relations, en évoquant le cercle de mare roma (ses Roms) ; il parlera po romane (pour les siens), et pas po gadgikane (pour les gadjos, les non-Tziganes).

Et l'origine indienne remontant au Xe siècle, dont on parle habituellement ?

L'idée que les Tziganes sont issus d'une migration unique est en vogue. Mais outre qu'elle fait appel à un organicisme douteux, elle est absurde en termes de démographie historique. La langue romani atteste de l'enracinement des Tziganes en Europe à la fin du Moyen Age. Elle est, comme la majorité des langues de notre continent, indo-européenne. Mais ses caractéristiques les plus intéressantes sont la composante néo-persane, du IXe siècle, et l'importance du vocabulaire grec, qui prouve une longue présence dans l'Empire byzantin.

Pourquoi apparaissent-ils en Europe occidentale seulement au Moyen Age ?

Le Moyen Age est une période d'intense mobilité et d'accueil des étrangers – pour peu qu'ils soient chrétiens. Les ancêtres des Tziganes font partie des royaumes byzantins concurrents à partir de 1270 (la principauté de Morée, l'empire de Trébizonde, etc.), alliés les uns à Venise, les autres à l'empereur, d'autres encore à la monarchie espagnole. Les Tziganes, sous les noms d'Aegyptianos ou de gens cinganorum ("Egyptiens" et "Tziganes"), sont un élément des migrations balkaniques du Moyen Age vers les péninsules italienne et ibérique. Leurs chefs ont circulé dans toute la chrétienté avec des sauf-conduits ecclésiastiques ou impériaux, frappant l'imagination. Le Journal d'un bourgeois de Paris décrit l'arrivée, en 1427, de ces cavaliers "de terrible stature".

Pouvez-vous résumer la géographie de l'implantation ?

Entre le XVe siècle et le XVIIe siècle, l'implantation actuelle est acquise. Elle ne change plus, au moins jusqu'au début du XXe siècle. La première migration, celle des Gitanos d'Espagne et des Zingari de l'Italie du Sud, est massive, urbaine, sédentaire. En Italie, ils s'intègrent dans des corporations, notamment celle des métaux. Les Zingari ont été assimilés mais les Gitanos, eux, forment encore une des communautés tziganes les plus importantes.

Dans les territoires des Habsbourg, c'est une présence sédentaire mais rurale. Les Tziganes sont attachés aux domaines seigneuriaux. Leur statut est différent, supérieur à celui des paysans, et ils sont autorisés à prendre le nom de leur maître : Karoliy, Lakatos ou encore Szarközi.

L'âge d'or dans les Etats d'Europe, mythe ou réalité ?

C'est une tout autre histoire. Dans les Etats princiers comme la France, la Suède, la Prusse, l'Ecosse ou l'Angleterre, la Pologne ou le duché de Piémont, les Bohémiens forment des compagnies militaires, qui circulent au gré des lignes mouvantes de la guerre. Les hommes excellent dans l'art militaire, leurs femmes dans l'art divinatoire (le "mestier de Bohémienne"). Avec l'ambivalence des représentations : une intégration à la culture baroque et une méfiance ecclésiastique. On identifie la Zingara ou la Bohémienne par son code vestimentaire. Peinture, ballets de cour, opéras, elle devient un archétype de la culture occidentale, de Cervantès à nos jours.

Ont-ils toujours été persécutés ?

Oui et non. La fin du XVIIe siècle clôt un "certain âge d'or". Prenons quelques exemples. Une pluie d'édits détruit les compagnies bohémiennes. Louis XIV, en juillet 1682, pour réduire sa noblesse frondeuse, condamne les Bohémiens aux galères et interdit aux seigneurs de les accueillir. Le triptyque savant de l'époque – érudits, clercs et légistes – emboîte le pas et produit l'archétype du "Bohémien errant".

En Espagne, une rafle générale des Gitanos a lieu en 1749. La logique n'est pas la même : il s'agit de normaliser l'Hispanidad en interdisant une culture gitane prospère – les Flamencas.

Une partie des Tziganes parvient pourtant à stabiliser sa généalogie. Elle forme la souche des familles manouches ou sinti, demeurées itinérantes. Le philosophe Kant a ainsi utilisé les informations du Zigeuner Christoph Adam, qui se disait "Tzigane allemand", et qui n'était autre que l'un des ancêtres de Django Reinhardt.

Et au XXe siècle ? Que dire du carnet anthropométrique, créé en 1912 ?

La loi française de 1912 s'intègre dans la création d'une "politique tzigane" européenne. Entre 1910 et 1930, tous les Etats européens mettent en place un régime administratif d'exception fondé sur des fichiers anthropométriques, photographiques et généalogiques.
Le "régime des nomades" français s'applique aux familles entières, de façon transgénérationnelle. On naît et on meurt sous le regard de la gendarmerie, des préfectures, des brigades mobiles, enfermé dans un statut, quels que soient l'occupation, le mode de vie. Le carnet anthropométrique d'une simple ouvrière en vannerie compte 200 pages et 2 000 visas ! "Le curriculum vitae du nomade", peut-on lire dans le Journal de la gendarmerie en 1914.

Quel est le sort des Tziganes durant la seconde guerre mondiale ?

Cette question est au cœur de la nouvelle historiographie du génocide, car elle touche à la généalogie de l'obsession raciale des nazis. Dès 1933, toutes les grandes villes d'Allemagne ont ouvert des camps d'internement (Zigeunerlager) et à partir de 1936, Himmler radicalise la politique anti-Tziganes, dite Zigeunerpolitik. La "science raciale" impose des critères généalogiques plus sévères encore que pour les juifs: si un seul des grands-parents est repéré comme Zigeuner, l'ordre de détention "préventive" est donné.

Dans le Grand Reich, 90 % des familles sont exterminées. Le décret du 16 décembre 1942 ordonne leur transfert à Auschwitz-Birkenau, où est créé un "camp de familles". Mengele va y mener ses expériences médicales. Dans le reste de l'Europe occupée, les recensements des années 1930 ont facilité les rafles. Chaque Etat collaborateur ou satellite a persécuté ses Tziganes nationaux. Au total sont exterminées au moins 300 000 personnes sur 1 à 2 millions, entre 40 % et 90 % selon les régions.

La France occupée constitue-t-elle un cas particulier ?

Oui. Le 6 avril 1940, un mois avant l'invasion des troupes allemandes, les familles enregistrées dans le "régime des nomades" sont assignées à résidence. Elles sont les principales victimes de l'ordonnance allemande du 4 octobre 1940, qui demande aux autorités françaises d'arrêter les Tziganes en zone occupée. 6 500 personnes de nationalité française sont internées en famille dans trente "camps pour nomades", dont cinq situés en zone libre. Les plus importants sont ceux de Montreuil-Bellay, Jargeau et Poitiers ; les conditions y sont terribles car il y a une majorité d'enfants.

Y a-t-il eu une reconnaissance après la guerre ?

Les "nomades" sont les derniers internés administratifs à être libérés en 1946, pour aussitôt être réenregistrés dans le "régime des nomades". Longtemps après la guerre, les démarches administratives pour obtenir le statut d'interné politique n'ont été soutenues par aucune institution ; ils sont peu nombreux à l'avoir acquis. En 1969, le carnet anthropométrique a cédé la place au carnet de circulation, imposé à des Français désormais enregistrés comme "gens du voyage". On a créé de nouvelles formes de discrimination légale, dont l'absence de carte d'identité et des restrictions au droit de vote.

A l'Est, quelle est leur situation sous les régimes communistes ? Change-t-elle après la chute du Mur ?

L'héritage communiste est doublement dramatique. La première raison est sociale : on interdit aux Roms, à partir des lois de 1958, leur culture et leurs modes de vie. Ils deviennent des "citoyens d'origine tzigane", ouvriers dans les complexes industriels de type stalinien. Les Roms sont les laissés-pour-compte de la transition. Prolétarisation dans les ghettos, expropriation : ces conditions favorisent un mouvement migratoire.

La seconde raison est politique. Dans une démocratisation inégalitaire, où les nationalités sont manipulées comme en Yougoslavie, l'intelligentsia romani a de grandes difficultés à imposer sa participation à la vie politique. Les partis d'extrême droite, comme le parti Jobbik en Hongrie, appellent ouvertement à la "solution finale" de la question rom. Ces discours risquent de contaminer la vision occidentale.

Comment l'historienne que vous êtes analyse-t-elle la conjoncture actuelle ?

Comme au début du XXe siècle, on est en train, de manière concertée et sur un plan international, de transformer des groupes sociaux, diversement discriminés dans leur pays et n'ayant aucun lien entre eux, en une catégorie politique unique, ethniquement responsable de sa discrimination. On retrouve aujourd'hui les deux volets de la "politique tzigane" : la disqualification de nationaux, chez nous les "gens du voyage", et la création d'un ennemi commun, le "vagabond ethnique", une figure policière internationale récurrente, à la fois visible et insaisissable.

Chose étrange, cette offensive intervient au moment même où, en France, la politique dite de reconnaissance semble avancer : le matin du 18 juillet 2010, Hubert Falco, secrétaire d'Etat à la défense et aux anciens combattants, a rendu un hommage national aux internés tziganes de France lors de la commémoration de la rafle du Vél' d'Hiv. Et grâce à l'acharnement d'un instituteur, Jacques Sigot, les vestiges du camp de Montreuil-Bellay viennent tout juste d'être classés monument historique.

Propos recueillis par Mattea Battaglia

Pour en savoir plus :

- Les Tsiganes. Une destinée européenne, d'Henriette Asséo, " Découvertes ", Gallimard, rééd. 1994, 160 p., 14 €.

- Les Tsiganes en France, un sort à part, 1939-1946, d'Emmanuel Filhol et de Marie-Christine Hubert, Perrin, 2009, 398 p., 22 €.

- Ces barbelés que découvre l'histoire, Montreuil-Bellay, 1940-1946, de Jacques Sigot, " Cages ", Ed. Wallâda, 2010, 416 p., 30 €.

- Les Tsiganes ou le Destin sauvage des Roms de l'Est, suivi du Statut des Roms en Europe, de Claire Auzias, Marcel Courtiade, "Documents", Ed. Michalon, 2001, 130 p., 13,72 €.

- Tsiganes. Sur la route avec les Roms Lovara, de Jan Yoors, Phébus, 2004, 288 p., 8,90 €.

- Le Vent du destin. Manouches, Roms & Gitans, de Michèle Brabo, Seuil, 2005, 140 p., 30 €.
La revue Etudes tsiganes : www.etudes tsiganes.asso.fr

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