vendredi 15 juin 2012

François Delapierre (Front de gauche): «La page du sarkozysme n'est pas complètement tournée»



| Par Stéphane Alliès
Cela fait une vingtaine d'années que François Delapierre fait de la politique dans le sillage de Jean-Luc Mélenchon. Passé par le SOS-Racisme de Julien Dray, avant de rejoindre l'autre pendant du courant de la gauche socialiste et de devenir l'un des plus fidèles lieutenants et théoriciens du «mélenchonisme en marche», Delapierre a milité pour le “non” européen de 2005. Il a quitté le PS en 2008 avec Mélenchon, avant qu'ils ne fondent ensemble le Parti de gauche, dont il est l'un des piliers. Directeur de la campagne présidentielle, il analyse la séquence politique qui se termine, se défend face aux critiques faites au Front de gauche, et dit son espoir dans le cycle politique qui s'ouvre.
Quel bilan faites-vous de ce premier tour des législatives ? Comment expliquez-vous le reflux du Front de gauche, par rapport au score de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle ?
François DelapierreFrançois Delapierre
Avec quelques jours de recul, ce qui me frappe est de voir qu’au-delà de la page apparemment tournée du sarkozysme, il persiste une double continuité. D’abord, la logique de la Ve République est aggravée. C’est seulement la troisième fois que les législatives se tiennent dans la foulée de la présidentielle. Elles ont été plus que jamais avalées par celle-ci. Pour preuve, l’abstention bat un nouveau record. Et dans cette décrue civique, la seule chose qui résiste est un bégaiement de la présidentielle, « donner une majorité à François Hollande ».
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Ensuite, on note également que même si Sarkozy est parti, l’extrême droitisation de l’UMP se poursuit. Elle s’accélère même. Sur le terrain, presque aucun candidat de droite ne résiste au fait arithmétique implacable que l’électorat FN est la clé du second tour. Donc en réalité, la page du sarkozysme n’est pas complètement tournée.
Ce mouvement conduit à ce que la plupart des forces politiques ayant appelé à battre Sarkozy au second tour sont quasiment effacées du paysage. L’extrême gauche atteint un niveau historiquement bas, et se retrouve privée de tout financement public (faute d’avoir pu faire plus de 1 % dans 50 circonscriptions - ndlr). Le MoDem est pulvérisé, après avoir fait 18 % à la présidentielle il y a seulement cinq ans. Quant aux Verts, si l’on enlève les circonscriptions où ils étaient soutenus par le PS, ils n’obtiennent que 3,5 %.
Dans ce contexte, avec nos 7 %, le Front de gauche est la seule force qui résiste à côté du PS. Certes avec une décrue par rapport à la présidentielle, mais nous enregistrons une hausse de 70 % de voix par rapport au score du PCF en 2007. Le paradoxe, c’est que nous aurons moins de députés avec plus de voix et un meilleur pourcentage, puisque nous devrions n’en obtenir qu’une dizaine (contre 19 pour le groupe sortant - ndlr).
Est-ce que cela signifie qu’une dynamique comme celle du Front de gauche est irrémédiablement vouée à l’échec, dans le cadre des institutions de la Ve République ?
Oui. Le Front de gauche veut donner le pouvoir au peuple et cela heurte de plein fouet les institutions de la Cinquième. Notre projet est une révolution citoyenne, et non une alternance dans le cadre de cette République. Nous avons donc fait de la VIe République le mot d’ordre de nos grands rassemblements de la présidentielle. A l’issue de celle-ci, le choix des électeurs a été de rester dans le même cadre institutionnel, dans une alternance proposant une « présidence normale », alors que c’est cette République qui ne l’est pas. Et ce choix a des conséquences, ce choix se paye.
Nos critiques sur la Ve République sont renforcées par une situation plus verrouillée encore qu’en 2007. A l’époque, la droite est élue avec une dynamique indéniable autour de Sarkozy et une plus grande diversité politique à l’Assemblée nationale. Malgré cela, du fait de l’inversion du calendrier et du quinquennat, le pouvoir UMP a pu gouverner contre le peuple et peut se maintenir durant cinq ans quoi qu’il fasse. La seule possibilité d’expression populaire est de descendre dans la rue, ou d’utiliser des élections intermédiaires locales, dont ce n’est pas la vocation, pour sanctionner le pouvoir en place. D’où des scores absolument hors-normes pour la gauche aux régionales et aux cantonales.
Or l’on se retrouve aujourd’hui avec deux principaux partis qui totalisent à eux deux à peine plus de 50 % des voix au premier tour de la présidentielle, mais vont se retrouver avec 90 % des sièges à l’Assemblée nationale. François Hollande l’a en partie reconnu, puisqu’il s’est prononcé pour une dose de proportionnelle. Mais ce sera pour plus tard. Cela ne règle donc en rien le problème politique présent, puisqu’il s’appuie sur une majorité qui n’a jamais été aussi peu représentative. Si la proportionnelle s’appliquait aujourd’hui, le Front de gauche aurait 40 élus.
Par ailleurs, notre finalité politique n’est pas d’avoir un maximum d’élus pour peser dans le cadre actuel des institutions. Nos élus sont des outils au service de la révolution citoyenne. Sinon, nous aurions pu faire comme les Verts ou le PRG, qui, avec une base électorale bien moins forte que la nôtre, obtiendront des élus, mais auront renoncé à être un recours à gauche. Ce qui reste notre fil conducteur.
Ne regrettez-vous pas l’épisode des négociations électorales avec le PS, qui n’ont jamais abouti ?
Elles nous ont d’abord aidés à comprendre l’état d’esprit du PS. Leur attitude a été de vouloir réduire le poids de ses concurrents à gauche. La direction du PS n’a jamais considéré que notre affaiblissement à l’Assemblée soit un problème. C’était même un objectif. Nous avons constaté sur le terrain que les socialistes ont consacré dix fois plus d’énergie à faire basculer les circonscriptions que le Front de gauche pouvait conserver ou gagner qu’à en conquérir sur la droite.
Au regard de ce qui se passe aujourd’hui, nous estimons avoir eu raison d’alerter sur la menace du FN et de proposer de se réunir face à la crainte de seconds tours droite/extrême droite. Les candidats UMP et FN sont en effet devenus souvent indiscernables. De même, nous avons eu raison de poser le problème de la représentation de la diversité de la gauche à l’assemblée, en réclamant des gestes en faveur d’une application de la proportionnelle des maintenant. Il fallait essayer car nous voilà maintenant avec un problème démocratique majeur.
A propos du FN, le débat sur le caractère contre-productif de la stratégie «Front contre Front» vous ébranle-t-il? On entend notamment beaucoup de socialistes dire que vous en faites trop sur l’immigration, sur l’antiracisme, que ce n’est plus comme ça qu’on combat le Front national…
Beaucoup de ces discours s’appuient sur la négation des résultats électoraux que nous avons obtenus, notamment dans  la circonscription d’Hénin-Beaumont. Là-bas, Jean-Luc Mélenchon gagne un millier de voix par rapport à la présidentielle. Il réalise son meilleur résultat dans la commune la plus ouvrière de la circonscription, à Rouvroy. En face, Marine Le Pen ne gagne que 190 voix par rapport à la présidentielle, alors que l’UMP s’effondre. Quand Jean-Luc y est allé, ce n’était pas pour récupérer un siège facile mais avec la volonté de combattre l’extrême droite. Je vois bien comment beaucoup veulent nous faire porter le chapeau de leurs propres turpitudes. Si Marine Le Pen fait de tels scores à Hénin-Beaumont, c’est d’abord en raison de la corruption et de la nullité de trop de socialistes locaux et départementaux et en raison du basculement de l’électorat de droite facilité par l’extrême-droitisation de l’UMP.
C’est vrai que le Front de gauche est la dernière force politique dans ce pays à assumer le combat antiraciste. C’est essentiel, car c’est le point de confrontation idéologique central avec le FN. Beaucoup de commentateurs prétendent que le FN se «désextrémise», pour reprendre une formule de Brice Teinturier (directeur de l’institut de sondages Ipsos - ndlr). En réalité, c’est un parti fasciste, qui veut reconfigurer le paysage politique autour de l’affrontement avec les immigrés et leurs enfants. Même quand elle fait une conférence de presse sur l’écologie, Marine Le Pen cherche à expliquer que les immigrés sont responsables des gaz à effet de serre, par leurs retours au bled l’été, ou qu’ils sont la cause de la souffrance des animaux avec l’abattage hallal.
Cette obsession quasi névrotique a un sens politique : le FN a un besoin vital de faire croire que l’immigration est la cause principale des souffrances du pays. Nous devons donc la combattre sans concessions sur ce point. Les formules gênées et les demi-mesures alambiquées ne font hélas que conforter l’idée qu’il dirait tout haut ce que chacun pense tout bas. Alors, c’est sûr que la manière tranchante que nous avons de leur répliquer sur ce terrain détonne dans l’ambiance générale…
François Delapierre et Jean-Luc Mélenchon, à la fête de l'Humanité en 2009François Delapierre et Jean-Luc Mélenchon, à la fête de l'Humanité en 2009© Thomas Seymat
Une autre critique faite au Front de gauche, et à Jean-Luc Mélenchon en particulier, est de partir bille en tête contre le système médiatique. Au-delà de son aspect également contre-productif, n’y a-t-il pas une contradiction à défendre sincèrement les droits des salariés, et à s’en prendre dans le même temps, parfois violemment, à de simples salariés journalistes ?
Il faut juger ce que nous faisons et disons à l’aune de nos propres objectifs et raisonnements. Nous travaillons à rendre possible une révolution citoyenne dans ce pays. Cela implique un renversement des pouvoirs dominants, dans lequel le système médiatique joue un rôle central, puisqu’il assure le consentement des citoyens à une organisation sociale qui les opprime. Nous avons donc besoin de cultiver cette défiance vis-à-vis des médias dominants, déjà ancrée dans les esprits depuis 2005. D’ailleurs le système médiatique nous le rend bien, en nous menant une guerre implacable.
Les déclarations injurieuses de Copé, renvoyant dos à dos le Front de gauche au Front national, ont leur précédent dans un journal: les dessins de Plantu à la une du Monde, figurant Jean-Luc Mélenchon avec un brassard évocateur du fascisme, aux côtés de Marine Le Pen. Cette idée selon laquelle nous serions le pendant du FN a été répétée par les éditorialistes pendant de longs mois, avant d’être aujourd’hui utilisée par l’UMP. Les médias ne sont pas un reflet de la réalité, mais un rouage essentiel du système de domination que nous combattons.
Pour assurer le travail de domination, les tenants du système ont besoin de s’assurer le concours des journalistes eux-mêmes. Or il s’agit d’une profession très précarisée, majoritairement surexploitée. Les dominants doivent faire de gros efforts pour y étouffer tout esprit critique. C’est le rôle que joue le corporatisme journalistique. L’image de Jean-Luc Mélenchon maltraitant les petits journalistes fait partie des mises en scène utiles sensées rappeler aux prolétaires des médias que leurs vrais amis sont les belles personnes, plutôt que les partisans de la révolution citoyenne.
Quelles sont désormais les perspectives pour le Front de gauche. La probable disparition d’un groupe à l’assemblée nationale n’est-il pas le pire des scénarios pour vous? Comment envisagez les deux prochaines années, sans élections ni réel pouvoir de tribune  parlementaire?
Cela renforce notre combat pour une VIe République. Le Front de gauche propose une révolution citoyenne, et non à un rôle tribunitien au sein d’institutions antidémocratiques. Ce verrouillage aura sans doute un effet contradictoire. D’un côté, il peut compliquer l’expression d’une alternative à la politique du gouvernement socialiste. Et en même temps, il va pousser à ce que les résistances actuelles, les contestations ou tout simplement les débats inévitables, s’expriment dans un autre cadre que celui de l’enceinte parlementaire.
On ne peut pas savoir quelle forme cela va prendre. En Espagne, ce fut le mouvement des Indignés. En Grèce, ce fut un mouvement de grèves générales. Ce qui est certain, c’est que les luttes de la société contre le pouvoir financier ne vont pas s’arrêter, et qu’elles trouveront un chemin. Et le Front de gauche, que nous avons construit depuis la présidentielle plus seulement comme une force électorale, mais en développant des ancrages dans les quartiers, les luttes ou dans les entreprises, sera un outil décisif de ces combats.
La question de l'organisation interne du Front de gauche va également se poser. Quelles peuvent-être les nouvelles formes d’évolution de ce processus?
C’est encore un peut tôt pour en parler. Nous avons besoin de tirer les leçons de la séquence politique qui est en train de se terminer, et qui a été globalement fructueuse pour nous. Nous avons conquis un électorat nouveau, rencontré une adhésion élargie, et nous sommes identifiés politiquement sur des questions clés, la VIe République comme sur le partage des richesses, la lutte contre le FN comme le combat contre les politiques européennes d’austérité. Même notre camarade Alexis Tsipras est qualifié en France de « Mélenchon grec », ce qui montre combien nous avons gagné en identification. Nous avons également un programme gouvernemental, ce que nous n’avions pas avant.
Ce qui est certain, c’est que nous avons besoin d’une expression nationale du Front de gauche. C’est sans doute ce qui nous a manqué durant ces législatives, du fait de la particularité de ce scrutin. Nos candidats ont peut être souffert d’un manque d’identification à un discours national. On a aussi vu durant la présidentielle que c’est le processus ouvert d’implication citoyenne et militante qui était le moteur de notre dynamique. Cela, nous pouvons le poursuivre en dehors des périodes électorales.
Par ailleurs, cette succession de rendez-vous électoraux depuis notre création nous a privé de moments de réflexion, pour travailler sereinement à notre structuration et à des outils communs. Les deux années qui viennent ne seront pas de trop pour conforter ces acquis et nous préparer aux échéances électorales à venir, les municipales et les européennes. Concrètement, cela veut dire conforter sur le terrain nos assemblées citoyennes, comme nos fronts thématiques, structurer notre coordination nationale qui se réunit désormais régulièrement, conforter l’élargissement réussi à de nouvelles forces et de nouveaux militants et personnalités.
Ces moyens d’agir peuvent s’avérer décisifs dans la crise européenne, et dans la confrontation inévitable avec la finance, à laquelle le parti socialiste ne nous semble pas préparé, et qui n’attendra pas les prochaines échéances électorales.
Avec beaucoup moins d’élus et de militants que le PCF, on voit bien comment le PS ne s’adresse qu’à votre allié communiste, s’est irrité de la candidature de Mélenchon à Hénin-Beaumont et ne désespère pas de convaincre le PCF, et lui seul, d’entrer au gouvernement. Ne craignez-vous pas, vous Parti de gauche, de vous retrouvez marginalisé?
Les communistes ne sont pas dupes de ces ruses grossières. Ils ont aussi vu l’attitude des socialistes à leur encontre, qui ont tout fait pour battre Marie-George Buffet aux législatives, par exemple. Derrière la charge incessante contre Jean-Luc Mélenchon, c’est une offensive contre l’ensemble des positions du Front de gauche qui a été menée.
Ce que je constate partout, c’est la fierté des militants du PCF devant le travail accompli et le résultat politique d’un positionnement autonome auquel ils ont toujours aspiré. Et puis la majorité absolue du PS risque hélas de ne pas le rendre davantage attentif aux exigences sociales et démocratiques que nous avons exprimées dans cette campagne. En réalité, le PS est dans une attitude hégémonique assez traditionnelle, que l’on retrouve dans toutes les organisations social-démocrates en Europe. Pour eux, la diversité de la gauche chez nous relève de cette exception française avec laquelle ils jugent nécessaire de rompre. Et les communistes ont bien vu le fond de la pensée des dirigeants socialistes.
A vos yeux, il y a aujourd’hui deux gauches qui sont à jamais séparées? Ou des passerelles, des réconciliations, des compromis sont encore possibles? Autrement dit, le constat que vous avez fait lors de votre départ du PS, au lendemain de la victoire de Sarkozy, est-il le même aujourd’hui après la victoire de Hollande ?
La victoire de François Hollande, d’abord à l’intérieur du PS puis dans le pays, a représenté un alignement du socialisme français sur le courant démocrate européen. Force est de constater qu’aucune résistance ne s’est exprimée à l’intérieur du parti, et on peut penser que le succès électoral de cette ligne ne va pas susciter des vocations critiques en interne. Donc, il est probable que durant quelques mois au moins, le PS s’engage dans un chemin qui risque de l’éloigner beaucoup de nous.
Mais les événements peuvent aussi s’inviter dans ce cours. Le cadre européen peut craquer et produire des révision spectaculaires. Si Hollande confirme son acceptation de l’austérité, il peut aussi se passer des choses. On a vu en Grèce des socialistes se désolidariser de la ligne du PASOK et de Papandreou. Mais dans tous les cas, c’est en dehors des partis dits sociaux-démocrates que s’exprime la recherche d’une alternative à la domination du capital financier. C’est cette analyse qui a motivé notre départ du PS, et elle est totalement confortée par le cycle politique qui s’achève.

Brigade anti- vieux 2