samedi 11 octobre 2008

Point de vue critique sur le Manifeste


L’Humanité des débats : communisme du 20 septembre 2008

LE FROID GLACIAL DES EAUX DE L’EGOISME DE CLASSE

Par Yvon Quiniou, philosophe (*).

Le Manifeste du PC est un grand texte, théorique et politique, dont même M. Weber, qui n’était pas marxiste, a souligné la valeur scientifique. Mais il faut bien comprendre sa portée. Marx ne se contente pas de décrire la société de son temps. Il l’analyse dans le cadre d’une conception d’ensemble de l’histoire, qui est clairement matérialiste, et il entend donc la comprendre à cette échelle : à la fois il en explique les lois de fonctionnement et il en présente les lois d’évolution et de transformation.

Or, même si elle comporte des approximations qui seront corrigées par la suite, cette explication demeure quant à l’essentiel valable, pour une raison simple que la vulgate anti-marxiste ignore ou veut ignorer : Marx analyse en réalité un mode de production, le mode de production capitaliste - et pas simplement, par exemple, la société anglaise du 19ème siècle - qui était seulement embryonnaire à son époque et qui s’étend aujourd’hui sur l’ensemble de la planète, comme il l’avait prévu et avec les caractéristiques qu’il a mises en évidence avec son extraordinaire intelligence critique.

Je les rappelle, car l’idéologie libérale, qui gagne même une partie de la gauche, les occulte :

l’exploitation économique du travail salarié (même si Marx n’a pas encore clairement découvert la plus-value),

l’oppression sociale des salariés qui en résulte,

la domination politique exercée sur eux par l’Etat, dont il indique qu’il est un instrument au service des dominants,

enfin l’aliénation individuelle, à savoir la mutilation de l’individualité humaine, qu’il indique brièvement dans le 2ème chapitre et qui est le seul aspect qui reste un peu allusif.

Or, ce qu’il faut bien voir, c’est que tout cela est présent encore aujourd’hui, puisqu’il s’agit d’une analyse systémique, même si les formes concrètes sous lesquelles ce système existe désormais ont changé :

les procédures de l’exploitation ont changé du fait de l’évolution prodigieuse des techniques que Marx a parfaitement anticipée, son degré également du fait des conquêtes sociales des luttes du mouvement ouvrier, syndical et politique, ce qui fait que affirmer que les prolétaires « n’ont que leurs chaînes à perdre » est inexact, sauf à rayer l’efficacité de la lutte de classe depuis plus d’un siècle : il faut revoir ici la question de la paupérisation ;

la composition du monde du travail s’est complexifiée, mais son importance numérique a grandi, comme il l’avait prévu ;

enfin, la mondialisation se fait bien sous une loi ou une forme qu’il a magnifiquement dénoncée : la marchandisation généralisée des activités humaines qui réduit l’homme à n’être qu’un facteur de profit et oublie qu’il est un « fin en soi ».

La bourgeoisie, disons désormais la bourgeoise internationale ou transnationale, « noie tout dans les eaux glacées du calcul égoïste » affirme-il. Je sens, quant à moi, monter de partout le froid glacial de ces eaux de l’égoïsme de classe.

Reste l’aspect prospectif du Manifeste puisque j’ai indiqué qu’il se prononçait aussi sur l’évolution du capitalisme. C’est là, sans doute, qu’il faut être critique au sens même où Marx a toujours demandé à ses lecteurs de l’être. La fin 1er chapitre annonce la fin du capitalisme et il l’a déclare même inévitable : « Sa chute (de la bourgeoisie) et la victoire du prolétariat sont également inévitables » dit le texte précisément. Et cette annonce se fait au nom d’une loi de type dialectique qui veut que le prolétariat va nier la classe qui le nie : c’est ce qu’on appelle la « négation de la négation », qu’on retrouve aussi dans Le Capital.

Or cette prévision ne s’est pas réalisée et la chute des régimes de type soviétique semble nous laisser orphelins d’un futur révolutionnaire. Marx se serait-il trompé dans sa prédiction d’une sortie du capitalisme, donc dans son analyse de l’évolution externe de celui-ci, alors même qu’il aurait vu juste dans son analyse de son évolution interne ? Je réponds en trois points pour lancer le débat :

1) Ce qui a échoué dans les pays de l’Est, ce n’est pas le communisme mais sa caricature, souvent tragique : Marx n’aurait pas reconnu, pour l’essentiel, le communisme dans ce qu’ils ont fait. Le communisme n’est pas mort car il n’a jamais existé nulle part.

2) Le communisme n’était matériellement possible pour lui que sur la base préalable du capitalisme développé, avec ses forces productives industrielles, un salariat largement majoritaire et ses acquis démocratiques.

3) Mais ce n’est là qu’une possibilité, dont les bases existent en Occident, mais une possibilité. Il faut renoncer à une vision religieuse de l’histoire : le communisme est souhaitable et même, selon moi, moralement exigible, mais il n’est pas fatal ou inéluctable. Il est à inventer, ce qui suppose intelligence, patience, courage et volonté, et qu’on s’appuie, sans fidéisme, sur les analyses de Marx.

(*) Dernier ouvrage publié : Karl Marx. Éditions Le Cavalier bleu, 2007.


Brigade anti- vieux 2