jeudi 13 novembre 2008

Temps de crise, temps des cerises ?


Changements idéologiques et retour de l’Etat

Par Matthieu MONTALBAN, Maître de Conférences en Sciences économiques à l’Université de Bordeaux 4, Membre du Conseil d’Orientation d’Espaces Marx Aquitaine-Bordeaux-Gironde.

Marx n’a cessé d’analyser les crises du capitalisme et le rôle de l’Etat comme instrument de classe. La crise financière que nous vivons ainsi que les réactions des états dominants n’ont rien d’étonnants pour un lecteur du vieux barbu. La crise est à la fois un moment d’inquiétudes, de souffrances mais aussi d’espoir, car amenant des changements profonds et signe en général le retour du politique. Revenons sur les causes et les conséquences de cette crise financière.

Cette crise est née dans le contexte d’un capitalisme marqué par un développement sans précédent de la finance, de ses acteurs qui proposent des innovations financières de plus en plus sophistiquées pour « gérer » le risque au travers des produits dérivés, le tout au cœur de l’économie américaine qui fut le lieu de naissance de cette transformation historique. Au sein du capitalisme américain s’est mis en place un régime d’accumulation tout à fait spécifique : la libéralisation financière, via le développement de la retraite par capitalisation, a drainé l’épargne salariale vers les marchés financiers, augmentant la spéculation et le pouvoir des investisseurs institutionnels (comme les fonds de pension, mutual funds...). Leurs objectifs de rentabilité sont très éloignés des possibilités d’accumulation réelle d’une économie (on exige 15% de rentabilité des capitaux propres contre une croissance du PIB de 3% par an), ce qui a deux conséquences : la première, une augmentation de la part des profits dans la valeur ajoutée et une baisse de la part des salaires, profits qui se trouvent eux-mêmes de plus en plus accumulés sous forme de dividendes ou intérêts. La seconde est l’utilisation croissante des dettes pour faire jouer ce qu’on appelle l’effet de levier par les entreprises et l’ensemble des institutions financières, afin d’atteindre les objectifs de rentabilité des capitaux propres. Il n’y a alors que trois possibilités pour assurer maintenir la demande de marchandises nécessaire à l’accumulation du capital : soit l’investissement des entreprises est suffisamment dynamique, soit les capitalistes se mettent à consommer une part croissante de leur revenu de plus en plus élevé, ce qui est peu probable, soit la consommation des ménages salariés doit prendre le relai. Les salaires étant comprimés et les inégalités explosant, les salariés sont conduits à s’endetter pour consommer. Au cours des années 90, la croissance du marché des actions a poussé les ménages (qui pour la plupart ont un portefeuille d’actions via les fonds de pension) à s’endetter pour consommer. Cette frénésie consumériste a conduit à un creusement record du déficit commercial, l’épargne mondiale finissant la croissance américaine. Mais en 2000-2001, un premier krach vint rompre cette belle mécanique. La banque centrale américaine, la Fed, réagit en abaissant les taux d’intérêt afin de soutenir le crédit, et donc l’investissement et la croissance de la consommation. Cette action amène d’importantes liquidités sur les marchés qui cherchent à s’investir. La croissance et la consommation sont sauvées temporairement. C’est vers l’immobilier que l’on investira, d’autant que Bush dans sa grande mansuétude, engage une politique visant à faciliter les prêts hypothécaires aux ménages les plus modestes qui n’ont pas de patrimoine et revenus, au travers de mesures fiscales incitatives. De leur côté, les banques et des organismes de crédits hypothécaires proposent alors des crédits (à taux variables, ou approchants) à ces ménages pour qu’ils s’achètent des maisons (les fameux subprimes). Pourtant, ce sont des crédits très risqués, alors pourquoi proposer un crédit ? Pour plusieurs raisons : 1. on peut les titriser, c’est-à-dire les transformer en titres qu’on mélange à d’autres (les Collateralised Debt Obligations) et qu’on vend à une autre institution financière qui en supporte alors le risque sans vraiment pouvoir le mesurer étant donné que ce risque est dilué et peu transparent ; 2. les institutions financières se payent non plus sur les intérêts mais sur les commissions liées à la fourniture de nouveaux contrats de crédits ; 3. les produits dérivés, par exemple les Credit Default Swap, permettent individuellement de se couvrir contre les risques de défaut des débiteurs si on trouve un spéculateur prêt à acheter ce titre 4. même si le ménage ne parvient pas à rembourser, comme on anticipe un boom du prix immobilier, il sera toujours possible de récupérer la maison et la revendre en empochant une plus-value...Seulement, quand les ménages se retrouvent saisis en masse car très peu peuvent rembourser, le prix de l’immobilier chute et l’ensemble des institutions financières se trouvent en difficulté ou proches de la faillite. Du coup, les banques n’acceptent plus de se prêter de liquidités, de peur de se trouver avec de mauvais payeurs, et le crédit est restreint... Mais comme tout le monde, y compris les banques européennes et asiatiques, ont acheté ces titres, la crise se propage. Et voilà que les banques centrales sont obligées de fournir en liquidités croissante les banques pour relancer vainement le crédit et limiter la hausse des taux d’intérêt qui signifie un blocage de la croissance. Puis, des banques sont alors en difficulté, et pour éviter la contagion ou des courses au guichet, la Fed est alors conduite à tenter d’en sauver certaines par de pseudo-nationalisations ou diverses mesures comme des reprises des acquisitions de banques en difficultés. Mais par idéologie libérale, la Fed laisse Lehman Brothers mourir, l’une des principales banques du marché des produits dérivés, du coup l’ensemble de ce marché mondial se trouve atteint, montrant ainsi l’impossibilité de laisser mourir un acteur sous peine de mettre tous les autres en situation délicate. Du coup, les banques centrales doivent fournir encore plus de liquidités. Mais comme ces actions ne suffisent pas à recréer la confiance, voici que ce sont les états qui sont appelés à la rescousse : eux qui étaient honnis quelques mois plus tôt sont priés de mettre la main à la poche pour nous sauver des inconséquences des organismes de crédit, soit en faisant des nationalisations, soit en récupérant les dettes pourries, soit encore en créant des fonds de garantie des crédits interbancaires en engageant des sommes colossales. L’absurdité totale est atteinte quand Bush, Paulson, Sarkozy & Co, grands défenseurs du libéralisme, ou au moins du capitalisme et du conservatisme, mobilisent des sommes colossales pour sauver le système bancaire et le capitalisme, alors qu’ils refusent d’augmenter les budgets de l’éducation nationale, de permettre de meilleurs remboursements de la santé ou de distribuer des allocations chômage pour quelques milliards supplémentaires. Alors que les salariés sont priés d’assumer tous les risques du marché du travail, les états socialisent les pertes des spéculateurs, eux qui n’ont cessé de privatiser leurs profits. En tout cas, cela manifeste les prémisses d’un changement idéologique majeur que nous devons saisir.

Cette crise souligne plusieurs choses : 1. que l’analyse marxiste des crises est encore largement valable ; 2. elle souligne une socialisation inachevée de la finance privée et l’acceptation de l’intervention publique, puisque si l’Etat américain avait distribué gratuitement (contre impôts) les maisons aux pauvres américains et que l’on avait choisi de contrôler la finance, nous n’en serions pas là ; 3. mais aussi qu’en même temps l’Etat est bel et bien l’instrument de la classe bourgeoise pour maintenir l’ordre capitaliste, et que donc s’il faut intervenir pour éviter la récession, ces interventions ont pour but le maintien de l’ordre capitaliste ; 4. donc dans ces conditions, nous devons exiger non pas l’intervention publique pour sauver le système, mais plutôt pour réglementer la finance capitaliste voire abolir le capital, ce qui suppose d’abord un retournement des rapports de force entre capital et travail, condition qui n’est toujours pas remplie, mais le contexte de crise peut amener des prises de conscience ; 5. enfin que du fait des interdépendances profondes des économies, la création des instances de régulation supranationales est plus que jamais nécessaires pour aller au bout de la socialisation.

La crise est toujours le signe d’un changement structurel et idéologique majeur que les forces de gauche et révolutionnaires doivent exploiter, ici un retour du rôle de l’Etat et du politique dans l’économie. Cette crise est la faillite du modèle de la finance déréglementée. Malgré son cortège de malheurs et de souffrances, un espoir peut naître de ce désastre qu’est la crise si nous parvenons à défendre des positions cohérentes contre le capitalisme financier débridé. Aujourd’hui, c’est la position libérale qui est utopiste (comprendre irréaliste), pas celle de ceux qui luttent contre le capital et réclament l’action politique responsable comme garante de l’intérêt général.

Brigade anti- vieux 2