mercredi 3 septembre 2008

Géorgie, une analyse différente...

Quelle est la part de responsabilité des États-Unis dans le déclenchement du conflit en Géorgie ? Le politologue Jean Radvanyi en est convaincu, Tbilissi n'aurait pas envahi l'Ossétie du Sud sans le feu vert de Washington.

Dans leur obsession à poursuivre l'encerclement de la Russie, les Américains n'ont-ils pas poussé la Géorgie à la faute ? Jean Radvanyi, professeur à l'Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales), historien et géopoliticien du Caucase, nous livre ses clés du conflit.

Vu de France, l'enjeu de cette guerre a d'abord paru microscopique. Certains ont même décrit l'Ossétie du Sud comme une enclave mafieuse créée par les services secrets de Poutine. Qu'en pensez-vous ?
Ça n'aide pas à comprendre la situation. Il est trop facile d'accuser les Russes. L'Ossétie du Sud et l'Abkhazie constituent des zones d'ombre, des trous noirs, avec des activités criminelles propres à leur situation : ce sont des territoires sécessionnistes, que l'Etat auquel ils sont censés appartenir ne contrôle pas. Lieu de passage, l'Ossétie du Sud a été un grand marché de contrebande pour tout le Caucase Sud dont ont largement profité Ossètes, Arméniens, Turcs et Russes, mais aussi Géorgiens, surtout sous la présidence de Chevardnadze, entre 1993 et 2003.

Et sous l'ère soviétique ?
C'était une région plutôt calme. Le statut d'autonomie de l'Ossétie du Sud au sein de la République socialiste de Géorgie, une autonomie très partielle, plus culturelle que politique, fonctionnait bien sous le contrôle de Moscou. Les Ossètes du Sud sont des chrétiens orthodoxes, il y avait beaucoup de familles mixtes. L'ossète est une langue persane, le géorgien une langue caucasienne, mais la plupart des Ossètes du Sud parlent géorgien. Il y avait une grande proximité culturelle, religieuse, familiale. C'est l'exacerbation du nationalisme géorgien qui a tout fait dérailler.

A quel moment ?
A partir de 1990, sous la première présidence de la Géorgie indépendante, celle de Zviad Gamsakhourdia. Cet ancien dissident soviétique a énoncé des positions nationalistes très fortes : les minorités devaient se plier à la volonté de Tbilissi, réapprendre le géorgien, devenir orthodoxes pour celles qui ne l'étaient pas, ou alors partir. Dès 1989, Gamsakhourdia avait organisé des marches musclées sur la capitale de l'Ossétie du Sud, Tskhinvali, avec des autocars remplis de nationalistes. Moscou a évidemment attisé les peurs. Les Ossètes ont alors déclaré leur indépendance. En décembre 1990, Gamsakhourdia a dissous cette région autonome créée par Staline et envoyé l'armée pour reprendre son contrôle.
“Les Géorgiens ne conçoivent les populations
de leur territoire que comme redevables,
ce sont leurs ‘hôtes’.”

Comment expliquer cette poussée nationaliste ?
C'est fréquent lorsque les empires s'écroulent et cela s'était déjà produit à la fin de l'empire tsariste, en 1920, lors de la première indépendance géorgienne. Il s'agit d'un nationalisme très intégrateur : les Géorgiens ne conçoivent les populations de leur territoire que comme redevables, ce sont leurs « hôtes ». Or un tiers de la population n'est pas géorgienne, mais abkhaze, ossète, arménienne ou azérie. Les Occidentaux n'ont pas voulu voir ce problème, sauf les Grecs, parce qu'une importante communauté grecque de Géorgie a été poussée à l'exil. Quant aux Ossètes du Sud, certains Géorgiens continuent d'affirmer, contre toute vérité historique, qu'ils ont été déplacés du nord par les Russes au XIXe siècle ou par Staline pour affaiblir la Géorgie. La chaîne du Caucase est haute, certes, il y a des cols très élevés, mais les peuples les ont toujours franchis pour s'implanter de part et d'autre !

Le président géorgien Saakachvili se lance dans l'invasion de l'Ossétie du Sud durant cette nuit du 7 au 8 août. Pourquoi ?
En profitant de la trêve olympique, avec son armée formée par les conseillers américains, il pense reprendre le contrôle de l'Ossétie sans que les Russes bougent. C'est une attaque massive, nocturne, sanglante. Les Géorgiens ont même attaqué la base des Casques bleus - russe, certes, mais force d'interposition avec une légitimité internationale reconnue. Or les conseillers américains de Saakachvili savaient évidemment ce qu'il préparait. S'ils l'ont laissé faire, c'est qu'ils pensaient que les Russes ne réagiraient pas. C'est une nouvelle erreur stratégique fondamentale des conservateurs américains. Car les Russes ne pouvaient pas ne pas réagir !

Pourquoi ?
Relisez le politologue américain Brzezinski : « il faut réduire l'influence russe ». Cette idéologie de l'après-guerre froide repose sur l'idée qu'une seule superpuissance peut redessiner la carte géopolitique du monde. Et cela fait vingt ans que, profitant de la faiblesse momentanée de la Russie, les Américains avancent des pions, élargissent l'Otan jusqu'aux Etats baltes et font maintenant pression sur les Européens pour inclure l'Ukraine et la Géorgie dans cette alliance militaire, et ainsi fermer la mer Noire, une des principales voies d'accès du commerce extérieur russe. Mais comment voulez-vous que les Russes ne réagissent pas !

Les Américains ne s'y attendaient vraiment pas ?
Les Russes les avaient prévenus : nous ne sommes plus faibles ! Le discours de Vladimir Poutine à Munich, c'était un avertissement : nous avons des intérêts dans cette région, et il n'y a pas de raison que vous fassiez autour de nos frontières des choses que vous n'accepteriez pas que nous fassions autour des vôtres.

“Les Géorgiens sont devenus les pions des Américains dans la région.
Saakachvili a reçu beaucoup d'équipements.”


C'est comparable à ce qu'avaient fait les Russes à Cuba à l'époque de Khrouchtchev ?
En tout cas, cela fait partie de cette géopolitique de la pression : on place des pions, on fait des coups. Et malheureusement, les Géorgiens se sont prêtés à ce jeu et sont devenus les pions des Américains dans la région. Saakachvili a reçu beaucoup d'équipements, son armée était en formation, mais ses meilleurs soldats étaient en Irak, les Américains les ont d'ailleurs rapatriés d'urgence avec leurs propres avions.

Pourquoi les Géorgiens se sont-ils laissé entraîner de manière aussi massive en Irak ?

Saakachvili voulait à tout prix montrer qu'il était l'allié le plus fidèle des Etats-Unis, il l'a répété dans un excellent anglais à longueur d'antenne, pour pouvoir entrer au plus vite dans l'Otan. Ce qu'ont refusé l'Allemagne et la France pour ne pas pousser à bout les Russes.

On n'entend plus beaucoup l'opposition géorgienne...
Les Géorgiens ont élu leurs trois présidents successifs, Gamsakhourdia, Chevardnadze, Saakachvili à des majorités écrasantes. Et ça a toujours mal tourné. Il ne faut pas oublier que la Géorgie à été le seul pays de l'ex-URSS qui a connu une véritable guerre civile, due à la politique aventureuse et nationaliste folle de Gamsakhourdia. Ils n'ont pas eu besoin des Russes pour s'entredéchirer. Une bonne partie des élites géorgiennes a fui, s'est exilée. Beaucoup de peintres et de cinéastes vivent aujourd'hui à l'étranger. Cet exode massif a d'abord été celui des plus jeunes, des plus actifs et des plus connus. On a cru un moment que Saakachvili, élu pour la première fois en 2004, allait renverser ce mouvement en essayant de faire revenir des jeunes formés dans des universités étrangères, mais c'était fragile, partiel, et ses dernières initiatives ne vont pas renforcer le courant.

“Il faudrait d'abord que les Géorgiens
arrêtent de se raconter des histoires.
Ils ont de leur Histoire une lecture très mythifiée.”

L'échec de Saakachvili menace-t-il son pouvoir ?
Pas dans l'immédiat. Il existe une presse libre et diversifiée, mais Saakachvili a muselé la télévision. Et puis, les exilés manquent. J'étais en novembre 2007 à Tbilissi lors des manifestations de l'opposition. Ce qui m'a frappé, c'était leur très faible niveau politique, une sorte de forum incohérent sans programme ni personnalités. Les élites font défaut pour redresser ce pays.

Quelle serait la solution pour la Géorgie ?
Il faudrait d'abord que les Géorgiens arrêtent de se raconter des histoires. Ils ont de leur Histoire une lecture très mythifiée. Ils n'aiment pas qu'on leur rappelle que ce sont des princes géorgiens qui ont fait appel aux Russes à la fin du XVIIIe siècle pour conforter leur pouvoir et que beaucoup se sont accommodés de cette tutelle. Il faut espérer - peut-être cette crise accélérera-t-elle une prise de conscience - qu'il y aura un vrai débat sur la réalité de la Géorgie, sa population, ses minorités, son rapport au nationalisme.
La Géorgie doit aussi comprendre que l'intégration dans l'Otan n'est pas forcément la solution pour elle, qu'elle ne peut faire partie d'une alliance militaire contre son grand voisin. En poussant les Géorgiens dans cette idée, les Américains les ont menés dans une impasse. Il n'y a que l'Union européenne qui puisse garantir à la Géorgie de rester indépendante à la fois des Russes et des Américains, de discuter dans un autre contexte de son intégrité territoriale et de panser ses plaies.

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Propos recueillis par Vincent Remy

Télérama n° 3058

A lire
De Jean Radvanyi : “La Nouvelle Russie”,éd. Armand Colin, 2007, 464 pages, 34 EUR.
“Les Etats postsoviétiques” (sous la direction de), éd. Armand Colin, 2004, 240 pages, 23 EUR.

Brigade anti- vieux 2